La fusion-acquisition n’est pas une démarche exempte de risques pour les entreprises qui s’y aventurent. Opération de plus en plus fréquente, elle constitue une opportunité stratégique prometteuse pour les organisations désireuses de s’associer dans le cadre d’un projet industriel au long cours. Mais les parties engagées dans un tel processus n’en profitent pas toutes nécessairement.
L’apparition des NTIC a considérablement développé le recours à l’externalisation et la mise en réseau des acteurs industriels. Modèle de référence durant les années 1990, l’externalisation des fonctions de l’entreprise a toutefois cédé le pas à une tendance plus favorable aux fusions-acquisitions. Dès le début des années 2000, des entreprises à succès telles qu’Apple ou Facebook ont achevé de démontrer, performances industrielles à l’appui, l’intérêt du rachat de partenaires stratégiques. Au niveau macro-économique, le bilan pourrait être facilement considéré comme positif, mais ce serait sans compter les résultats mitigés de ce type de stratégie sur le tissu de PME françaises, qui sont parfois les cibles de manoeuvres hostiles de la part des grands groupes.
Des acheteurs plus solides
Pour un donneur d’ordre, le rachat d’un sous-traitant, constitue l’une des réponses possibles à la question : fabriquer ou acheter ? Cette décision peut d’ailleurs prendre une dimension stratégique insoupçonnée, car, comme l’expliquent Robert Gertner et Marc J. Knez, « quand des concurrents adoptent cette stratégie en rachetant les distributeurs indépendants, il devient plus difficile pour une société non intégrée de profiter des avantages de la concurrence ». En d’autres termes, une entreprise peut utiliser la fusion-acquisition pour contrôler l’accès de ses compétiteurs à des biens ou des services cruciaux pour leur secteur d’activité. Ce faisant, il est même possible d’interdire l’accès des concurrents à ces ressources stratégique. « Par exemple, si des studios de cinéma possèdent des réseaux de salles, un nouveau studio n’arrivera pas à distribuer ses films à moins de posséder, lui aussi, ses propres salles », illustrent ainsi Robert Gertner et Marc J. Knez.
Cibler des entreprises au savoir-faire très spécifique en vue d’un rachat peut aussi être un moyen de consolider ses avantages comparatifs. Agora Industries, groupe industriel en construction, a d’ailleurs misé à fond sur une stratégie de fusion-acquisition afin de s’établir comme équipementier majeur pour les filières aéronautiques, spatiale, automobile et de la défense. Début 2013, Agora Industries rachetait Arck Électronique, petite société spécialiste du câblage de cartes et cinquième entreprise à devenir filiale du groupe Agora. « Nous avions besoin de renforcer notre activité électronique », explique Benoit Moulas, président d’Agora Industries qui a également piloté le rachat des sociétés Comat, Microtec, Anthéa et SN Lafourcade dans le but de « devenir un groupe de sociétés technologiques et industrielles de taille critique, visible au niveau national ».
Pour certaines entreprises, la fusion-acquisition constitue donc une étape majeure de leur développement. À condition d’en avoir les ressources, une firme peut racheter ses fournisseurs et sécuriser ainsi ses approvisionnements, ou racheter une entité technologiquement complémentaire ou simplement prometteuse pour son avenir. Ce faisant, on réduit au maximum l’incertitude, on fluidifie les processus de production, on s’attribue le contrôle d’un marché clé, et on génère parfois même du profit additionnel lorsque la filiale ainsi acquise propose ses produits à des sociétés tierces. La fusion-acquisition permet à une entreprise de créer autour d’elle une ceinture d’entreprises qui l’épaulent dans son développement, un écosystème productif qui n’est pas sans rappeler le modèle des keiretsu japonais. Mais à la différence du Japon où ces relations interentreprises sont très étroites et souvent harmonieuses, car elles reposent sur la collaboration et sur des participations croisées, les fusions-acquisitions « à l’occidentale » mettent souvent en lumière d’autres desseins, où la loi du plus fort prend parfois le pas sur l’équilibre des relations économiques et/ou industrielles.
Des cibles sous pression
Lorsqu’en 2007, la Compagnie du Vent a proposé à GDF Suez d’entrer dans son capital pour l’aider à financer ses projets de développement, cette PME leader de l’éolien en France était loin de s’imaginer que l’énergéticien avait d’autres projets à l’esprit. À l’époque, Jean-Michel Germa, le fondateur de la Compagnie du Vent avait besoin de quelque 2 milliards d’euros pour répondre à un appel d’offres portant sur l’implantation d’un parc éolien offshore sur les côtes picardes et normandes. La Compagnie du Vent avait préparé sa candidature de longue date. Mais le refus de l’actionnaire GDF Suez a coupé court à tous ses projets. Le motif : l’éolien offshore ne remplissait pas les critères de rentabilité retenus par le géant de l’énergie. Pire encore, « Jean-Michel Germa est sommé de transmettre toutes les études préliminaires » afin qu’elles puissent servir à d’autres filiales de GDF, avant d’être tout bonnement « viré et remplacé par un cadre de » cette dernière entreprise, comme l’a rapporté Médiapart en mai 2011. Une situation que le fondateur de la PME montpelliéraine dénonce comme une stratégie de « siphonnage technologique », faisant valoir au passage que « cette stratégie d’absorption des PME est un très mauvais message envoyé au tissu économique français alors que nos entreprises savent créer de la richesse et des emplois non délocalisables dans des secteurs d’avenir »
Perte de contrôle et appropriation des actifs technologiques des entreprises rachetées figurent donc parmi quelques-unes des manifestations les plus néfastes des stratégies reposant sur la fusion-acquisition. Ces cas de figure ne sont certes pas rares, mais ils ne sont pas les plus récurrents. La principale difficulté rencontrée par les entreprises rachetées se traduit ainsi en termes de pression à la rentabilité. Chercheur à l’INRA, Joseph Le Bihan l’a parfaitement constaté dans le secteur agricole en étudiant le cas des producteurs soumis aux exigences des coopératives. « La centralisation des décisions stratégiques […] donne au pôle d’intégration des possibilités de pressions. […] Dans l’aviculture française, écrit-il par exemple, la politique tend plutôt à augmenter la production de chaque unité intégrée qu’à accroître leur nombre ». Faire toujours plus avec autant de ressources, voire avec moins, telle est bien souvent la contrainte directrice de la PME ayant fait l’objet d’un rachat par un groupe ou d’une intégration à marche forcée au sein d’une coopérative.
Rien ne garantit, donc, qu’une fusion-acquisition se fera à l’avantage de l’entreprise rachetée, ni même que le processus débouchera sur un quelconque équilibre entre les deux parties. Ce type d’opération offre certes une souplesse des plus appréciables aux firmes acheteuses. Leurs cibles, en revanche, héritent fréquemment du rôle ingrat d’amortisseur économique. Il leur faut produire plus lorsque cela est nécessaire, joindre les deux bouts du mieux qu’elles peuvent lorsque s’épuisent les commandes, et parfois même accepter de céder le fruit de leurs recherches au profit des intérêts supérieurs du donneur d’ordre, sacrifiant par la même leurs intérêts propres à long terme. Il s’agit là d’un constat redoutable, car ces petites structures sont autant de laboratoires d’innovation et de gisements d’emplois locaux, d’importance capitale pour l’économie française. Est-il besoin de rappeler que les PME sont à l’origine d’un peu plus de 52 % de la demande de travail en France chaque année ? Ce chiffre consacré soulève ainsi une problématique nouvelle : celle de trouver le juste équilibre pour le tissu entrepreneurial entre indépendance des PME et concentration des filières.
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